Séminaire interdisciplinaire SIC 2000-2001

Organisé par le Département des Sciences de l’Information et de la Communication de l’Université de Nantes et l’

 

COMPTE-RENDU DE LA PREMIERE SEANCE

 

La première séance du séminaire interdisciplinaire organisé conjointement par le Département  des Sciences de l’Information et de la Communication de l’Université de Nantes et par l’ERUDIT s’est déroulée à Paris, dans les nouveaux locaux de l’ISMEA, le vendredi 30 avril 2001, de 10 h à 13 h. Après quelques mots d’introduction sur les objectifs du séminaire, la parole a été donnée à Franck Cormerais afin de présenter sa contribution. Une discussion a prolongé l’exposé et fait apparaître un certain nombre de questionnements sur les principaux thèmes abordés par l’auteur. Une brève conclusion a permis de mettre en relief l’importance de la problématique développée par Franck Cormerais et de souligner quelques-unes des pistes qui devront être approfondies dans les séances suivantes.

 

Rappelons que ce séminaire se donne pour objet de réfléchir sur les articulations entre la mémoire, le développement et le statut des technologies de l’information. Le sous-titre de l’intitulé général, « l’enjeu mémoriel du temps mondialisé », entend montrer que cette réflexion s’inscrit dans une analyse des conditions d’intégration du capitalisme mondial.

 

La première séance revêtait une importance particulière, non seulement parce qu’elle constituait l’acte fondateur d’ouverture du séminaire, mais surtout parce qu’elle devait ancrer les points de repères et les thématiques qui contribueront à nourrir les réflexions et les contributions à venir et à orienter les débats des participants dans la suite du séminaire. Cette préoccupation est d’autant plus présente pour les membres de l’ERUDIT que le séminaire doit permettre une articulation féconde avec le contenu du colloque de Valparaiso qui doit se tenir en avril 2002.

 

Notre collègue et ami, Franck Cormerais, a donc ouvert ce séminaire en présentant une contribution, intitulée « Le mémoriel et les perspectives d’une révolution techno-linguistique ». Cette contribution constitue la matière d’un article qui doit être publié dans un prochain numéro de la revue Episteme.

 

L’auteur rappelle en préambule comment ont été élaborées les hypothèses de travail qui nourrissent la problématique centrale de la contribution, hypothèses de travail qui ont à la fois une fonction critique, entendue comme un au-delà de la simple « promenade » de nature épistémologique, et une visée programmatique, dont le texte s’emploie à dégager les lignes de force. L’auteur s’interroge ainsi non seulement sur les conditions d’industrialisation de la mémoire, favorisée par le développement des TIC, mais également sur la signification anthropologique de ce processus et, en particulier, sur les effets induits par l’industrialisation de la mémoire sur les conditions nouvelles de mise en valeur du capital, ou encore, sur la condition moderne de l’individu soumis aux contraintes fortes de l’extériorisation de ses facultés cognitives tant dans le cadre de l’organisation de la production que dans celui de l’organisation des formes de consommation matérielle et symbolique. En outre, face au dévoilement de la substance de ce qui est désigné ici comme un « capitalisme cognitif », des propositions sont avancées, visant notamment à opposer aux effets de l’industrialisation de la mémoire les qualités de discernement dérivant du « souci de soi », et qui apparaissent, dans une perspective foucaldienne, comme une première ligne de résistance face à la désappropriation de la mémoire et à la désorientation ou privation du sens.

  

A partir de la classification proposée par Michel Foucault dans le cadre d’une herméneutique de la technique, Franck Cormerais distingue quatre « mémoriels » qui déclinent « les mondes possibles de la technique », en mettant en relation 1) le rapport à la production et à la création de richesses, 2) le rapport à la production des signes dans le cadre des théories du langage, 3) le rapport au pouvoir et à la politique, enfin 4) le rapport à soi, le « souci de soi » en tant que celui-ci suppose un certain nombre de techniques, de dispositifs et d’agencements destinés à prévoir, préserver, discerner, résister, etc. et conduit donc à un certain comportement, à une certaine « attitude éthique », qualificatif que l’auteur souhaite cependant discuter pour éviter les interprétations ambigus qu’il peut susciter. En montrant, d’une part, que les mondes possibles du mémoriel constituent un contexte multidimensionnel d’interprétation des fonctions de la mémoire, et d’autre part, que l’évolution de ces mondes possibles ne participe pas d’une approche du type de celle proposées par les sciences cognitives, l’auteur nous invite alors à penser les conditions de mise en valeur de la mémoire dans la perspective du Capitalisme Mondial Intégré, tracée par Félix Guattari. Pour faire image, la problématique de l’extériorisation/technicisation/appropriation de la mémoire transforme ainsi l’homo sapiens en techno-sapiens, dont le capitalisme cognitif constituerait l’espace d’identification, d’intégration et de valorisation.

 

La présentation de la section 2 de la contribution amène l’auteur à montrer, dans une sorte d’archéologie du savoir, quels sont les dispositifs mobilisés dans le processus d’extériorisation et d’appropriation de la mémoire, sous l’influence des TIC, au même titre que la « révolution technologique de la grammatisation » a contribué à informer et à codifier le langage pour en assurer la normalisation et donc l’appropriation discriminante. L’exemple de l’influence de la grammatisation de la langue espagnole dans le mouvement de reconquista vient éclairer la mise en abîme historique et analytique dont l’auteur trace ici les grandes étapes. L’instrument de normalisation, constitué aujourd’hui par l’utilisation des TIC, peut être notamment illustré par le rôle des systèmes-experts dans le processus d’externalisation et de formalisation des connaissances. Des connaissances qui deviennent désormais codifiables et donc ipso facto appropriables. L’auteur met bien en relief la différence entre une hypothèse faible, qui verrait dans l’influence des TIC sur l’acte cognitif un simple prolongement de l’activité humaine, un outil supplémentaire, et une hypothèse forte, qui fait de cette influence un instrument de valorisation du capital.

 

Cet instrument de valorisation du capital fait l’objet d’une analyse approfondi dans la section 3 de la contribution, où l’auteur étudie les conditions d’industrialisation de la mémoire. Le développement du document électronique, le statut de la mémoire dans les organisations, les modalités d’utilisation de l’information dans les applications de la gestion, enfin la mémoire de la connaissance, avec le statut de l’intelligence artificielle, sont les champs successivement abordés, où se déploie les formes possibles d’industrialisation de la mémoire. L’auteur conclut cette partie de l’exposé en tentant de montrer que l’encapsulage de la mémoire sur des supports extérieurs nourrit le développement du capitalisme cognitif tout en affaiblissant les caractéristiques du capital humain, en faisant appel notamment à l’approche de Becker. Surtout, l’auteur met en relief le fait que l’industrialisation de la langue devient synonyme d’une industrialisation du symbolique, ce qui constitue une emprise supplémentaire, d’une nature et d’une ampleur inconnues jusqu’alors sur le destin des individus.

 

La conclusion de l’exposé amène l’auteur à présenter quelques pistes pour tenter de résister à cette emprise, résister dans une perspective deleuzienne, notamment par ce « souci de soi », par lequel l’auteur a introduit en s’appuyant sur l’approche de Michel Foucault. La difficulté, mais aussi l’urgence d’une position qui consiste à résister à la désapropriation de soi, en tant qu’être de mémoire, sont ainsi réaffirmées, ouvrant alors les pistes d’un débat fécond qui allait suivre l’exposé de notre ami.

 

Il est difficile, dans le cadre de ce compte-rendu, de rendre compte précisément de l’ensemble des questionnements qui ont suivi l’exposé de Franck Cormerais. Nous en présenterons ici un résumé.

En premier lieu, un débat s’est engagé sur le statut à donner à la notion de capitalisme cognitif, en tant qu’intitulé pour désigner un stade déterminé du capitalisme, y compris au plan territorial et politique, un état donné de développement des forces techniques de production, ou encore, une organisation donnée du rapport capital-travail.

Une seconde série de questionnements s’est intéressée à déterminer la nouveauté réelle de l’organisation technique du travail portée par la notion de capitalisme cognitif, en s’appuyant notamment sur l’analyse du rapport entre automatisation et parcellisation des taches.

Il apparaît que l’intérêt primordial de la notion de capitalisme cognitif, au-delà de la précision de l’intitulé, tient à cette industrialisation d’une mémoire extériorisée, encapsulée dans des supports, faisant l’objet d’un transfert sur lesquel l’individu n’a pas de prise et qui porte donc atteinte à son intégrité, à la fois en tant que producteur et en tant que consommateur.

Une troisième série de questionnements a chercher à interroger la part de non déterminisme ou de subjectivité incluse dans le processus de travail, notamment les rapports entre la souffrance et la performance, le rôle de l’intuition, etc.

D’autres questionnements ont suivi, portant sur le statut du fétichisme dans l’industrialisation de la mémoire, ou encore, sur la véritable nature des problèmes suscités aujourd’hui par les débats autour des droits de l’individu dans le cadre des réflexions sur le développement. Ce dernier point a été illustré en particulier par l’analyse du cadre dans lequel s’opèrent aujourd’hui, sous l’égide de l’ONU notamment, les discussions sur les droits de l’homme.

 

La contribution de Franck Cormerais a donc été particulièrement appréciée par les participants, tant par son contenu que par les questionnements qu’elle a contribué à faire émerger. Dans cette perspective, rendez-vous a été pris pour la seconde séance du séminaire, qui devrait se tenir dans la deuxième quinzaine du mois de mai, vraisemblablement à Rennes, pour approfondir les pistes de travail très fécondes que ce premier exposé a su susciter. Cette deuxième séance sera de nouveau animée par notre ami Franck Cormerais, sur la base d’une contribution qui portera sur les analyses de la mémoire dans la tradition occidentale. Elle devra permettre de définir plus précisément, au plan de l’histoire de la pensée, les notions et concepts présentés dans la première séance.

 

 

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